Januar 2005

Dienstag, 5. Januar 2010

Le pont des soupirs

Combien de fois suis-je venu à cet endroit ?
Des deux côtés les bâtiments austères de la ville
Au centre le fleuve obscur dans la nuit
Porteur du message des montagnes
Des vents de l’océan

Toute la terre aboutit ici
Tous mes désirs aboutissent ici
Combien de fois suis-je passé sur ce pont ?
Et combien de fois, aux suites d’un soir sinistre
Ai-je jeté mes soupirs par delà cette rambarde ?

Les oiseaux tentent une dernière aventure
Les voitures emportent
Les hommes dans leurs domaines
Je regarde tomber ma vie sur la ville
Brume abattue sur un marais boueux

Pourtant nulle eau ne s’arrêtera à ma déchéance
Ou ne recueillera mes pleurs nulle
Eau ne décèlera dans mon soupir
Le soupir lancé par delà cette rambarde
De pierre mon cri secret

Elle coulera imperturbable de la montagne
A l’océan elle coulera
Comme elle a coulé hier
Encre coulant sous mes yeux
Jusque l’âme de qui lira ce poème.

Le pont des soupirs

Passé la place me voici à l’air libre
Le pont de tous les désirs s’annonce
Ah, je devine déjà en face
L’amour possible et souriant

Il faudra éviter d’aller trop vite
Adapter son allure au cours altier du fleuve
Flâner un instant, admirer
Faire semblant d’admirer

Puis s’arrêter un instant sur le pont
Fureter de chaque berge
Constater qu’il n’y a rien
Repartir

C’est toujours ainsi – soupir –
Comme si l’amour possible souriant
S’annonçait à l’air libre
Sur ce pont ridicule – soupir –

Le pont des soupirs

L’amoureux
Oh, charmante idée ! Le poète
Sur le pont des soupirs s’épanche –
Merveilleux pont de pierre blanche,
Qu’ensemble mon amour nous vîmes

Le poète
Pas de « charmante idée » en tête,
Je n’ai que de la rage en moi.
Achète le livre, et tais toi !
Ta main sur lui : déjà un crime.

L’amoureux

Vois, mon amour, c’est sur Venise…
« Pont des soupirs » – nom usurpé,
Par un vieil auteur enragé.
Tu ris vraiment quand tu l’as lu.

Le poète
Pauvre poème en pierre grise !
Nouvelles mains, nouvelle mort…
Qu’ils lisent, qu’ils rient au plus fort,
Qu’ils paient ! et qu’on n’en parle plus !

Le pont des soupirs

J’ai dédié ma vie à la chimère
De me croire « un mort avançant vers la vie »
Tout ce qui devait m’arriver
Ne devait pas être vrai – et je ne devais rien choisir

Voilà ce que j’imaginais – et pourtant je suis sur ce pont
Prêt à tout nouveau soleil et à croire en toute autre chose qu'en ces niaiseries
Je suis prêt à renier ma jeunesse
C’est donc cela l’action d’un mort – crois-je !

Un mort n’éprouverait pas cette soif
Un mort n’ouvrirait pas son existence
– s’il existait ! – au premier être venu
Pour lui montrer la grâce de ses côtes parallèles, de son nez creux, etc.

Ah, d’accord – s’il est ainsi gravé que je dois être au monde
Je consacrerai ma vie à la joie à l’amour
J’aurai pour ambition des ambitions modestes
Et jamais jamais je n’aurai écrit ce poème !

Le pont des soupirs

Nous marchons lentement le long du fleuve,
Abrités embrassés sous ton parapluie bleu,
Nous nous aimons – quel dommage qu’il pleuve !
Mais qu’importe, après tout, le vieux soleil mielleux ?

Et si nous faisions l’amour ?

La pluie a cessé ; et sur chaque branche
Résonnent les chansons des oiseaux – que c’est joli !
Le bruit de la cité dans l’atmosphère tranche,
Recouvre, tous les mots charmants que tu me dis.

Et si nous faisions l’amour ?

Passent les avenues, rêve la ville,
Et toujours nous marchons dans l’air pesant du soir ;
Sur ton visage, un dernier rayon brille,
Une promesse en ton regard un chant d’espoir…

Et si nous faisions l’amour ?

Douce merveille ! Au loin la nuit s’avance,
Dans l’eau calme la lune et nos ombres se mirent
Du haut du pont nous rions de la chance
D’être ensemble aujourd’hui – jusqu’au dernier soupir !
Et si nous faisions l’amour ?

Le pont des soupirs

Si charmant le pont vénitien
Le « ponte dei sospiri » sur toutes les photos de la terre
Sous lui les embrassades des pauvres vieilles gondoles
En face de lui mille yeux avides de mieux le connaître

Cher pont ! mais ce n’est pas de toi que je parle
Mon pont des soupirs à moi n’est pas moins beau
Ni dans une ville moins belle
Pourtant il n’importe à personne, à personne

Pourtant, de la même façon, un condamné
Passe matin et soir, jette à l’eau verte un soupir,
Disparaît dans les entrailles de la ville, et dans l’évocation de l’amour,
Oui, jusque là ! sent encor passer un frisson de mort.

Le pont des soupirs

J’ai vu ton pont l’autre jour – Ah oui ? –
Exactement semblable à ce que tu décrivais
Dans le poème que tu m’as lu – Sûr ?
Des ponts semblables il y en a mille

Des ponts sur lesquels passent des hommes
Déchirés, même ce fleuve en est blasé…
– Oui, mais je t’ai aperçu sur le pont :
Tu attendais humant l’air du large,

Tu regardais la course des oiseaux, tu
Avais l’air profondément heureux.
– C’est fini, oui ? il n’y avait nul oiseau,
Nul air du large, nul homme heureux.

Il n’y avait personne sur le pont.

Le pont des soupirs

Voici encore que je me répète
Que j’ai soupiré sur les ponts des soupirs
Pont de l’amour et de la fête
Pour Nazim Hikmet
Pauvre imbécile de poète
Pont de la déchéance, où ne respire
Qu’une pauvre vieille âme, sans désir
Aucun, si ce n’est de dire
L’injustice la plus parfaite
De son propre vouloir le martyr
Et si c’était vraiment semblable
A cela ce serait encore supportable.

Le pont des soupirs

Elle t’a vu tel que tu étais,
Tu l’as aimée d’un amour sincère.
Et jamais elle n’a cru en toi.

Tu as bouleversé tes projets,
Comme si naissait une vie d’une guerre
Qui aurait tout détruit en toi,

Qui pour seul bien t’aurait laissé
Sa présence, son mystère,
Son rire qui te changeait en roi.

Du pont des soupirs, effarées,
Coulent tes larmes qui rejoindront la mer
Dans un avenir gris et froid :

Tu t’es montré tel que tu étais ;
Et ton amour était sincère.
On ne croira donc jamais en toi !

Et pouvait-il en être autrement ?

Le pont des soupirs

O mon dieu o mon dieu
C’est bien moi-même cet homme qui se lamentait
D’avoir perdu son inspiration
De ne plus pouvoir rien exprimer

J’étais heureux pourtant alors
Et maintenant me voici nouvel homme
Nouvelle ruine prophétiquement inspirée
Et quel poète ! celui du pont des soupirs !

Comme j’étais heureux ! J’en perds
Jusqu’au souvenir, de ce bonheur
Et j’attends sur le pont des soupirs
Et je pleure des larmes amères sur ce pont

O mon dieu toute une époque effondrée
Me revoici comme aux temps anciens
A mi-chemin entre les rives mortelles et vivantes
Encore un pont auquel je n’avais pas pensé !

Le pont des soupirs

Allez, je te raconte une dernière histoire
Du pont des soupirs avant de t’endormir

La lumière était large, le vent léger
Tout dans l’air respirait la douceur de l’hiver

Au bas du pont des soupirs inquiet
Je me mirais dans l’eau trouble du fleuve

Puis me retournant j’observais le passage sur la berge
Et les regards plus ternes les uns que les autres sauf un

Je ne sais pas si l’amour y était mais c’était
Tout comme, et nous nous sommes aimés, aimés

En un regard furtif. Et nous nous sommes réfugiés
Sous le pont des soupirs, loin de la vie et des autres

Et dans ce lit où je tourne et me retourne sans sommeil
Jusqu’à écrire des poèmes de songes jamais accomplis

Ici même, nous nous sommes élancés vers l’éternité
– une pauvre éternité, furtive, toute mon histoire.

Le pont des soupirs

De l’endroit où je suis à l’endroit où je vais
Si je marche jusque là, un parfait triangle rectangle

Quel manque d’imagination – toujours
La même chanson et le même chemin

Il serait si simple de prendre l’hypoténuse
De quitter ces habits présentables mais trop portés

De plonger sans prévenir dans la rivière
De s’y laisser couler bienheureux

Au milieu du lit de découvrir les secrets de la ville
Un fabuleux trésor, trois vieilles chaussettes

Puis, au matin, de s'éveiller sur l’autre berge,
Là où le flot m’aura déposé inconscient

Et que ferai-je alors, avec mon corps trempé ?
Me relever et revêtir sans mot dire cette fausse vie ?

Retraverser les ponts comme si j’ignorais
Qu’il existe une chanson, un chemin tout autre ?

Ou bien, me noyant sans frayeur dans l’eau froide,
M'affranchir de toutes les rives, de toutes les sources,

De toutes les embouchures !

Le pont des soupirs

Toujours à critiquer ce pauvre pont,
Toujours à te plaindre d’y être,
Et pourtant, que serais-tu sans lui ?

N’est-il pas source de ton inspiration
Grandeur de ton âme vertueuse,
Et ton plus intime fonds de commerce ?

Quand bien même tu arriverais à tes fins,
Ne le regarderais-tu pas avec nostalgie, avec
La joie secrète des anciens lieux, avec regret ?

Tu t’es vu toi-même comme un pont – rôle enviable !
Et tu assumes toute critique, et tu traverses
Ainsi ton âme, avec le sourire de la destruction.

Voilà ce que tu es.

Le pont des soupirs

Comme si tu savais toi-même où tu allais !
Mais non. Chose sûre, tu marches sur ce pont,
L’air dégagé, sifflant sereinement,
Le regard tourné vers la maison où tu vas.

Tu es désormais un homme d’action,
Un homme impliqué dans son existence,
Qui prend des décisions, choisit ce qu’il veut être
Qui bâtit « quelquechose de fort ».

Un homme qui n’aura rien à craindre
De l’amour, et qui saura tirer parti
Même de ses faiblesses, pour s’élancer,
Au delà de l’impardonnable passé.

Rien ne va plus. Tu as brouillé les pistes
Anciennes. Et tu peux passer sans crainte ce pont :
Nul ne te retiendra, quand bien même tu tournerais
Un jour le regard, vers la maison d’où tu viens.

Le pont des soupirs

Premier soupir :
Qu’ai-je appris en fin de compte ? Qu’ai-je appris
Dans cette ville qui en vaille la peine ? Voilà
Que je suis parti à sa conquête, comme si un homme,
Seul, pouvait la conquérir !

Deuxième soupir :
Que puis-je dire de nouveau sur moi, maintenant,
Par rapport à il y a vingt ans ? Mon image
Dans l’eau de fleuve se trouble, et ne renvoie plus rien ;
Elle me croit déjà mort sans doute !

Troisième soupir :
En finir de cette vie oppressante, en finir
De cette vie de solitude, même au cœur de la foule,
Au cœur du monde en finir ! Quand vas-tu comprendre cela ?
Et te laisser guider par ta soif de vengeance contre toi ?

Dernier soupir :
La neige tombe sur le pont, le vent souffle, tes larmes
Gèlent ; il est temps de rentrer au chaud chez soi !
De croire que tu habites quelque part ! De croire que quelqu’un
Puisse t’attendre… Ah ! Parce que tu y croyais encore ?

Le pont des soupirs

Personne ne saura réellement
Ce qui se passait, à l’époque
Trahi le temps, amaigrie
La vérité, quant à moi, sûr
Bouche cousue, quoi qu’il arrive

Alors on m’accusera de tous les crimes
Du temps passé moi aussi
Autour du pont des soupirs des rêves
Des rêves indicibles
Nés de mon corps d’autrefois

… de ce que j’étais autrefois ; à toi
De juger avec une sévérité méritée
De trouver ridicule ma vie perdue
Mêlée aux noirceurs, aux ombres
Du pont des soupirs, ma vie sauvée

Le pont des soupirs

J’observe avec stupeur l’effondrement du pont des soupirs
Du pont qui m’a tant de fois porté, emporté hors de ma vie
Et qui m’a révélé qui j’étais, qui je dois être…

Une crue irrésistible défausse les arches, et le flot
Enlève bloc à bloc la patiente œuvre de l’homme
Jour après jour, s’effacera son souvenir

Personne ne saura ce qu’il a signifié pour nous
Ni pourquoi tant de fois j’ai chanté le monument détruit
Qui n’importe plus à personne, pas même à moi

C’était le pont du désir le pont de la jeunesse sacrifiée
Le merveilleux pont de mes années parisiennes,
Qui franchissait, sans que nul n’osât y croire,

Le flot des instants perdus.